Chapitre IV

 

 

Aline rapporta avec elle la tunique et les chausses dont son frère s’était servi, ainsi que son manteau qu’elle brossa et plia elle-même. Personne d’autre ne porterait la chemise qu’elle brûlerait et oublierait. Alors que tant de malheureux allaient à demi nus et souffraient du froid, il serait dommage de gâcher des vêtements de bonne qualité. Elle les prit et entra par la porte de l’abbaye, mais la grande cour était déserte ; passant par les étangs et les jardins, elle se mit en quête de Cadfael qu’elle ne trouva pas. Creuser une tombe assez grande pour contenir soixante-dix corps et les y déposer l’un après l’autre prend plus de temps que d’ouvrir un caveau de pierre pour y accueillir un membre d’une famille. Les moines, qui avaient tous été embauchés, ne terminèrent pas avant deux heures passées.

Mais si Cadfael n’était pas là, son petit jardinier apparut. Il ôtait assidûment les fleurs mortes, coupait des feuilles et des branches d’herbes aromatiques pour les mettre à sécher. Toute l’extrémité de la cabane, sous l’avant-toit, regorgeait de guirlandes d’herbes qui séchaient. Les pieds nus de l’adolescent étaient tout poussiéreux et en travaillant, il s’était mis du vert sur une joue. Quand il entendit Aline approcher, il leva la tête et quitta hâtivement ses plantes, tout entouré d’effluves parfumés qui se répandaient autour de lui, et les plis de sa tunique grossière distillaient comme une douceur miraculeuse, apanage d’un saint qui, sinon, n’aurait rien eu de remarquable.

— Je cherchais frère Cadfael, dit Aline en s’excusant presque. Vous devez être Godric, son assistant.

— Oui, Madame, répondit Godith d’un ton bourru. Frère Cadfael est encore là-bas ; ils n’ont toujours pas fini.

Elle aurait voulu y être aussi, mais il avait refusé ; moins on la verrait en plein jour, mieux ce serait.

— Ah ! s’exclama Aline, confuse. Bien sûr, j’aurais dû m’en douter. Mais je peux peut-être vous laisser un message ? J’ai simplement apporté les vêtements de mon frère. Il n’en a désormais plus besoin, et comme ils sont encore bons, ils feront peut-être plaisir à quelqu’un. Voudrez vous demander à frère Cadfael de les donner là où ils rendront service ? Je le laisse seul juge.

Godith essuya ses mains sales sur la tunique avant de prendre le paquet. Elle s’immobilisa soudain, regardant sa compagne, serrant les vêtements contre elle, si surprise et troublée qu’elle en oublia de parler d’une voix grave pendant un instant.

— Il n’en a plus besoin... Vous aviez un frère au château ? Oh, quelle tristesse ! Quelle tristesse !

Aline baissa la tête sur ses mains vides dont elle ne savait plus trop que faire maintenant.

— Oui, dit-elle. Il avait fait son choix. On m’a appris à penser que ce n’était pas le bon. Mais au moins, il lui est resté fidèle jusqu’au bout. Mon père en aurait peut-être été fâché, mais il n’aurait pas eu à rougir de lui.

— Quelle tristesse, répéta Godith, serrant toujours les vêtements contre elle et incapable de trouver mieux à dire. Je ferai la commission à frère Cadfael dès qu’il reviendra. Mais il voudrait que je vous remercie de ce geste charitable en attendant qu’il puisse le faire lui-même.

— Donnez-lui cette bourse également. Afin de dire des messes pour eux tous. Mais surtout afin d’en dire une pour celui qui n’aurait pas dû être là – celui que l’on ne connaît pas.

— Il y a un inconnu là-bas ? Quelqu’un qui n’aurait pas dû s’y trouver ? Je l’ignorais ! s’étonna Godith, ouvrant de grands yeux.

Elle avait vu Cadfael très brièvement quand il était rentré, fatigué. Il était tard, et il n’avait rien eu le temps de lui dire. Elle savait seulement que les morts qui restaient avaient été ramenés à l’abbaye pour y être enterrés. Elle ne savait pas que, parmi eux, il y en avait un, étranger à cette tragédie.

— C’est ce qu’il a dit. Ils étaient quatre-vingt-quinze, alors qu’ils auraient dû être quatre-vingt-quatorze. Et l’un d’eux n’avait pas l’air d’avoir porté les armes. Frère Cadfael a demandé à tous ceux qui venaient s’ils le connaissaient, mais à mon avis, personne n’a encore pu révéler de qui il s’agissait.

— Où est-il maintenant ? insista Godith.

— Je ne sais pas. Ils ont dû l’amener ici, à l’abbaye. Mais je serais étonnée que frère Cadfael le laisse mettre en terre avec les autres, sans chercher à en savoir plus. Vous le connaissez sûrement mieux que moi. Vous travaillez avec lui depuis longtemps ?

— Non, pas du tout, répondit Godith, mais je commence à le connaître.

Elle se sentait un peu mal à l’aise, étudiée de si près, sous ce clair regard couleur d’iris. Une femme saurait peut-être mieux qu’un homme la percer à jour. Elle se retourna pour regarder les parterres sur lesquels elle travaillait.

— C’est vrai, dit Aline, comprenant l’allusion. Je ne dois pas vous empêcher de travailler.

Godith la suivit des yeux, regrettant presque de ne pas pouvoir prolonger cet entretien avec une femme dans ce lieu réservé aux hommes. Elle posa le paquet de vêtements sur son lit, dans la cabane, et retourna travailler, attendant nerveusement le retour de Cadfael ; mais quand il revint, il était fatigué et il avait encore à faire.

— On me demande au camp du roi, expliqua-t-il. Il semble que le shérif préfère le tenir informé du lièvre que j’ai soulevé et il veut que je lui expose l’affaire. Mais j’oubliais, ajouta-t-il, passant une paume dure sur son visage tiré, je n’ai encore rien eu le temps de te dire et tu n’as pas entendu parler...

— Oh, mais si, coupa Godith. Aline Siward vous cherchait. Elle a apporté ces vêtements pour qu’on les donne à qui vous voudrez. Elle m’a dit qu’ils appartenaient à son frère. Et elle a laissé cet argent pour dire des messes, et particulièrement pour l’homme en trop, elle l’a bien spécifié. Mais dites-moi, quel est ce mystère ?

Ça faisait du bien de s’asseoir tranquillement un moment, et de se laisser aller. Il se détendit, et raconta. Elle l’écouta avec attention et dès qu’il eut fini, elle voulut savoir où était le mystérieux étranger.

— Dans l’église, dans un cercueil devant l’autel. Je veux que tous ceux qui viennent aux offices passent devant lui ; quelqu’un finira bien par le reconnaître et l’identifier. Mais, ajouta-t-il, inquiet, on ne pourra pas attendre plus tard que demain ; il fait trop chaud. Cependant, si on ne parvient pas à l’identifier, je compte l’enterrer là où il sera facile de l’exhumer ; et je garderai ses vêtements et un portrait de lui jusqu’à ce qu’on sache qui il est.

— Vous croyez vraiment, reprit-elle, effarée, qu’on l’a tué et qu’on l’a ensuite jeté parmi les victimes du roi, pour que le crime ne soit jamais découvert ?

— Je te l’ai dit, mon petit. On l’a attaqué par derrière avec une corde d’étrangleur toute prête. Ça s’est passé la nuit où les autres sont morts et où on les a jetés dans le fossé. Excellente occasion pour un assassin ! Parmi tant de cadavres, qui allait le remarquer, le mettre à part et demander des comptes ? Il est mort à peu près en même temps que les autres. Ç’aurait dû être une couverture parfaite.

— Mais ça n’a pas marché ! s’exclama-t-elle, vengeresse. Parce que vous étiez là ! Qui d’autre aurait cherché à savoir combien ils étaient ? Qui d’autre se serait dressé pour réclamer justice pour un homme assassiné ? Oh ! Frère Cadfael, vous m’avez rendue aussi intransigeante que vous dans cette affaire. Maintenant, je suis là et je n’ai pas vu cet homme. Le roi attendra un peu ! Je veux le voir. Venez avec moi s’il le faut, mais je veux le voir.

Cadfael réfléchit, se redressa, et cet effort lui arracha un grognement. Il n’avait plus vingt ans et les dernières vingt-quatre heures avaient été dures.

— Viens, si tu veux, je ne peux pas t’empêcher de faire ce que je demande aux autres. Ça devrait être calme maintenant, mais ne t’éloigne pas de moi. Ah, ma petite fille, il faudra aussi que je te fasse partir d’ici dès que possible.

— Êtes-vous si pressé de vous débarrasser de moi ? protesta-t-elle, vexée. Juste au moment où je commence à distinguer la sauge de la marjolaine. Comment vous en tirerez-vous sans moi ?

— Eh bien, je formerai un novice que j’espérerai garder un peu plus de quelques semaines. Tiens, à propos, connais-tu cette espèce ? demanda Cadfael, sortant un petit sac de cuir de la poche de poitrine de sa robe.

Il en tira un rameau d’une vingtaine de centimètres ; c’était une plante séchée par le soleil, fine, avec une tige carrée, deux feuilles qui s’étalaient à intervalles réguliers et deux petites boules brunes là où partaient les feuilles.

Elle regarda avec curiosité. Elle avait beaucoup appris, en quelques jours.

— Non. Ça ne pousse pas par ici. Mais je la reconnaîtrais peut-être, si je la voyais bien vivace.

— C’est du gaillet, ou du grateron. C’est une drôle de petite plante grimpante avec deux petits aiguillons, même sur des tiges comme celle-ci. Tu vois, elle est cassée à mi-hauteur.

Elle regarda, curieusement tranquille. Il y avait là quelque chose qui la dépassait. Il s’agissait d’une brindille brune, pâlie et sèche, coupée net en son milieu.

— Qu’est-ce que c’est ? Où l’avez-vous trouvée ?

— Dans le passage de la corde, autour du cou de ce malheureux, dit-il très doucement, de façon à ne pas la choquer, cassée par le lien qui l’a étranglé. Ça vient de la récolte de l’an passé. Ça pousse partout en cette saison et ça se reproduit tout seul ; il y en avait dans le fourrage ou la litière coupés l’automne dernier et mis à sécher. C’est souverain pour guérir les blessures fraîches qui cicatrisent mal. Tout est bon dans la nature, sauf quand on s’en sert mal. Viens, ajouta-t-il, remettant l’herbe sèche où il l’avait trouvée et prenant Godith par les épaules, allons le voir tous les deux.

Le milieu de l’après-midi était une période de travail pour les moines et de récréation pour les garçons et les novices, une fois leur tâche terminée. Ils arrivèrent à l’église n’ayant croisé que quelques adolescents en train de jouer. Dans l’église, il faisait sombre et frais.

Le mystérieux inconnu, jeté dans les douves du château, reposait, gravement enseveli, dans son cercueil, près du choeur, le visage découvert. La lumière pure et tamisée l’éclairait directement ; il ne fallait pas longtemps pour s’habituer à la demi-pénombre de cet après-midi d’été et on le voyait bien. Godith resta immobile près de lui, à le contempler. Cadfael et Godith étaient seuls dans l’église et ils pouvaient parler à voix basse. Mais quand le moine lui demanda doucement si elle connaissait le mort, il savait déjà ce qu’elle répondrait. Elle dit oui d’une toute petite voix.

— Viens !

Il l’emmena dehors aussi discrètement qu’ils étaient entrés et l’entendit pousser un long soupir profond. Tant qu’ils ne furent pas revenus dans l’ombre protectrice de l’herbarium, elle ne fit aucun commentaire ; ils s’assirent à l’abri de la cabane dans l’enveloppante tiédeur de l’été.

— Alors, qui est ce jeune homme qui nous donne du souci à tous les deux ?

— Il s’appelle Nicholas Faintree, répondit-elle d’une voix basse et rêveuse. Je le connaissais déjà quand j’avais douze ans, mais jamais intimement. C’est un écuyer de FitzAlan, de l’un de ses manoirs du Nord. Il lui a plusieurs fois servi de courrier ces dernières années. On ne le voyait guère à Shrewsbury. Si on l’a attiré dans un piège et assassiné ici, il devait être en mission. Mais FitzAlan n’avait presque plus rien à faire chez nous. Certains auraient pu vous dire son nom, ajouta-t-elle, la tête entre ses mains, réfléchissant intensément, s’ils avaient eu des raisons de venir rechercher des proches. J’en connais qui pourraient vous apprendre pourquoi il était en ville, si vous êtes sûr qu’il ne leur arrivera pas de mal.

— Pas à cause de moi, affirma Cadfael, je te le promets.

— Il y a ma nourrice, celle qui m’a amenée ici en me faisant passer pour son neveu. Pétronille a servi ma famille toute sa vie d’adulte ; et puis elle s’est mariée trop tard pour avoir des enfants à elle et elle a épousé un ami de la maison des FitzAlan et de la mienne, Edric Flesher, le maître de la guilde des bouchers. Ils étaient très proches de FitzAlan sur tous les plans, quand il s’est déclaré pour l’impératrice. Si vous venez de ma part, confia-t-elle, ils vous diront tout ce qu’ils savent. Vous reconnaîtrez la boutique à son enseigne, une tête de sanglier, dans la rue des bouchers.

— Si j’emprunte la mule de l’abbé, réfléchit Cadfael, en se frottant le nez, j’irai plus vite et je me fatiguerai moins. Je ne peux pas faire attendre le roi, mais en revenant, je pourrai m’arrêter à leur boutique. Donne-moi quelque chose, pour leur montrer que tu as confiance en moi et qu’ils n’ont rien à craindre.

— Pétronille sait lire et connaît mon écriture. Je vais lui mettre un mot, si vous voulez bien me donner un petit morceau de vélin, dit-elle, pleine d’ardeur, aussi enthousiaste que lui. Nicholas était toujours gai, je sais qu’il n’a jamais fait de mal à personne et il était toujours de bonne humeur. Il riait beaucoup... Mais si vous confiez au roi qu’il était du parti adverse, il se moquera de savoir qui l’a tué, n’est-ce pas ? Il dira qu’il a eu ce qu’il méritait et vous ordonnera de ne rien faire.

— Je lui dirai qu’un meurtre a été commis, répondit Cadfael, que nous savons comment et à quelle heure ça s’est passé, mais que nous ignorons le mobile et l’endroit où il a eu lieu. Je lui révélerai aussi qu’on sait de qui il s’agit – c’est quelqu’un d’assez modeste, Étienne ne le connaît sûrement pas. A partir de là, il n’y a rien à ajouter, car je n’en sais pas plus. Et même si le roi s’en désintéresse et me dit d’en faire autant, je n’obéirai pas. Par mon entremise ou celle de Dieu, ou les deux, justice sera rendue à Nicholas Faintree, avant que j’abandonne cette affaire.

S’étant fait prêter la mule de l’abbé, Cadfael emporta les vêtements confiés par Aline. Il avait l’habitude de s’occuper tout de suite de ce qu’il avait à faire, plutôt que de remettre les choses au lendemain, et les mendiants ne manquaient pas sur la route de la ville. Il donna les chausses à un vieil homme aux yeux couverts de deux taies blanches, qui était assis, son bâton à côté de lui et la main tendue, à l’ombre de la porte de Shrewsbury. Apparemment, elles lui iraient et les siennes, toutes rapiécées et montrant la corde, ne tarderaient pas à le lâcher. La bonne cotte marron fut remise à une frêle créature qui n’avait pas plus de vingt ans, un malheureux idiot à la lippe pendante et aux mains tremblantes dont une vieille femme toute menue, qui le tenait par la main, s’occupait jalousement. Sa bénédiction criarde suivit Cadfael jusque vers la grille du château. Il avait encore le manteau plié sur le bras quand il arriva au poste de garde du camp du roi, et il vit la petite charrette d’Osbern le bancal dans le fût d’un arbre tout proche ; il nota les jambes sans vie et les puissantes mains calleuses par la seule force desquelles il se déplaçait. Ses patins de bois étaient à côté de lui, dans l’herbe. Osbern s’en saisit en apercevant le moine qui s’approchait, monté sur une bonne mule, et il s’avança à la rencontre de Cadfael. C’était merveille de voir comme il se déplaçait vite sur de courtes distances, en prenant un instant pour se reposer, mais il n’en était pas moins presque immobilisé, car à demi paralysé ; il devait déjà souffrir du froid par ces nuits douces, alors en hiver !

— Mon bon frère, supplia Osbern, faites l’aumône à un pauvre infirme, Dieu vous le rendra !

— C’est ce que je vais faire, ami, répondit Cadfael, et ce sera mieux qu’une petite pièce. Tu pourras dire une prière pour la dame qui te le donne par mon intermédiaire.

Et dépliant le manteau de Gilles Siward, il le fit glisser dans les mains déformées de l’infirme stupéfait.

 

— Vous avez bien fait de rapporter sincèrement ce que vous avez découvert, dit le roi, méditatif. Rien d’étonnant à ce que mon gouverneur ne se soit aperçu de rien, il avait trop à faire. Vous dites que cet homme a été pris par traîtrise avec une corde d’étrangleur. C’est un procédé de brigand de grand chemin. Et en plus, jeter sa victime parmi les corps des mes ennemis pour dissimuler son crime, je ne peux pas l’accepter ! Il a osé nous prendre pour complices, moi et mes officiers ! C’est faire affront à la couronne, et rien que pour cela, l’assassin doit être pris et jugé. Et ce jeune homme s’appelle Faintree, n’est-ce pas ?

— Nicholas Faintree. C’est ce que m’a dit quelqu’un qui l’a reconnu, dans l’église où on l’avait installé. Il vient d’une famille du nord du comté. Mais je n’en sais pas plus.

— Peut-être s’était-il rendu à Shrewsbury pour s’engager dans nos rangs, dit le roi, confiant. C’est le cas de plusieurs jeunes gens du nord du comté.

— Possible, acquiesça gravement Cadfael ; tout est possible et nombreux sont ceux qui retournent leur veste.

— Se faire tuer au coin d’un bois, et voler aussi, ça arrive ! J’aimerais pouvoir dire que nos routes sont sûres, mais en ces temps d’anarchie, je n’oserais l’affirmer, mon Dieu. Eh bien, poursuivez au mieux votre enquête, si c’est ce que vous souhaitez, et appelez-en à mon shérif pour que justice soit faite, si vous découvrez l’assassin. Il sait ce que je désire. Je n’aime pas qu’on se serve de moi pour couvrir un crime aussi lâche.

C’était la vérité, et c’était aussi tout ce qui lui importait ; Cadfael se dit qu’il aurait peut-être gardé la même attitude, même s’il avait su que Faintree était l’écuyer et le courrier de FitzAlan, même s’il était prouvé, ce qui était loin d’être le cas, qu’il agissait sur l’ordre de son rebelle de maître quand on l’avait tué. Selon toute apparence, bien des gens mourraient dans un proche avenir au royaume de Étienne, et le roi n’en perdrait pas le sommeil, mais qu’un assassin se cachât dans son ombre lui faisait mortellement injure et il se vengerait en conséquence. L’énergie et la mollesse, la générosité et la rancune, l’action bien menée et l’incompréhensible inaction s’opposeraient toujours chez Étienne. Pourtant, chez ce grand et bel homme, doté d’un esprit simple, il y avait de la noblesse cachée.

— Votre appui m’honore, votre Grâce, déclara sincèrement Cadfael, et je ferai de mon mieux pour que justice soit faite. On ne saurait abandonner le devoir que Dieu nous a confié. Je ne connais que le nom de ce jeune homme et son apparence, ouverte et innocente ; je sais aussi qu’il n’était accusé de rien, que nul ne s’est plaint de lui et qu’il est mort injustement. Je ne crois pas que cela vous plaise plus qu’à moi, Sire. Si je peux redresser ce tort, je le ferai.

 

A l’enseigne de la tête de sanglier, dans la rue des bouchers, on le reçut avec la politesse circonspecte que tous manifestaient envers les moines de l’abbaye. Pétronille, avec ses confortables rondeurs et ses cheveux gris, le pria d’entrer et lui aurait offert tout ce qu’on peut offrir à autrui quand il y a un mur de méfiance entre les gens, s’il ne lui avait pas montré tout de suite le morceau de vélin fatigué où Godith avait assez laborieusement écrit le nom du messager, précisant qu’elle lui faisait confiance. Rougissant de plaisir, Pétronille regarda la note, puis, avec des larmes de bonheur dans les yeux, ce moine plus tout jeune, solide et simple dans sa robe brune.

— Ah, la chère enfant, elle va bien ? Et vous prenez soin d’elle ! Elle le dit, là ; je connais ces pattes de mouche, j’ai appris à écrire avec elle. Je l’aie eue presque à sa naissance, et quelle pitié qu’elle soit fille unique ! Elle aurait dû avoir des frères et soeurs. C’est pourquoi j’ai voulu tout faire avec elle, même l’alphabet, pour être là dès qu’elle en aurait besoin. Asseyez-vous, mon frère, asseyez-vous, et dites-moi comment elle se porte, si elle a besoin de quelque chose que je puisse lui transmettre grâce à vous. Mais dites-moi, mon frère, comment allons-nous la faire partir d’ici sans danger ? Pourra-t-elle rester avec vous s’il y en a pour des semaines ?

Quand Cadfael parvint à placer un mot dans ce flot de paroles, il dit à Pétronille comment allait la petite et qu’il veillerait à ce qu’elle continue à bien se porter. Il ne s’était pas encore rendu compte de l’attachement que la jeune fille faisait naître involontairement. Quand Edric Flesher revint de son tour d’inspection en ville, Cadfael était solidement établi dans l’affection de Pétronille, qui le considérait comme un ami de confiance.

Edric installa son corps massif dans un grand fauteuil et, soulagé mais prudent, il soupira.

— Demain, j’ouvre la boutique, dit-il, on a de la chance ! Tu sais, il regrette de n’avoir pas pu se venger des fugitifs. Il a interdit tout pillage et, pour une fois, il tient parole. Si seulement ses prétentions étaient justes et s’il avait plus de nerfs, je serais pour lui, je crois. Ressembler à un héros sans en être un, c’est dur... Ma femme m’a dit que la petite vous aimait bien, c’est suffisant, ajouta-t-il, ramenant sous lui ses longues jambes, et regardant son épouse, puis, plus longuement, Cadfael. Indiquez ce qu’il vous faut et si on l’a, c’est à vous.

— Pour la petite, dit vivement Cadfael, je la garderai en lieu sûr aussi longtemps que nécessaire et à la première occasion, je l’enverrai où il faut. Mais moi, oui, j’ai besoin de vous. Dans l’église abbatiale, il y a un jeune homme qu’on enterrera demain ; vous le connaissez peut-être, on l’a assassiné après la prise du château, pendant la nuit où les prisonniers ont été pendus et jetés dans les fossés. Mais on l’a tué ailleurs et jeté parmi les cadavres. Je peux vous dire quand et comment il est mort. Je ne peux vous dire ni où, ni pourquoi, ni qui l’a tué. Mais Godith m’a confié qu’il s’appelait Nicholas Faintree et que c’était un écuyer de FitzAlan.

Il les laissa s’imprégner de ce qu’il leur apprenait et il entendit, sentit leur silence. Ils étaient sûrement au courant de quelque chose et tout aussi sûrement, ils ignoraient la mort de Nicholas, qui les frappa.

— J’aimerais que vous sachiez, ajouta-t-il, que je compte bien faire toute la lumière sur tout cela, afin qu’il obtienne réparation. De plus, j’ai la parole du roi de poursuivre le meurtrier. Cette histoire ne lui plaît pas plus qu’à moi.

— On n’en a tué qu’un ? Pas deux ? questionna Edric, au bout d’un long moment.

— Pourquoi ça ? Un seul ne suffit pas ?

— Ils étaient deux, répliqua Edric durement. Ils étaient deux pour cette mission. Comment a-t-on découvert le crime ? Apparemment, vous êtes le seul à savoir.

Cadfael se cala dans son fauteuil et prit son temps pour tout leur raconter. Et tant pis s’il n’allait pas à vêpres. Il évitait de manquer les offices, mais en cas de nécessité, son devoir passait avant tout. Godith était en sécurité dans sa thébaïde et ne bougerait pas avant sa leçon du soir.

— Si vous me racontiez, maintenant, dit-il. Il faut que je protège Godith et que je venge Faintree ; et je compte faire l’un et l’autre de mon mieux.

Ils échangèrent un regard entendu, et ce fut l’homme qui prit la parole.

— Une semaine avant la chute du château et de la ville, la famille de FitzAlan était déjà partie et on comptait cacher la petite à l’abbaye. FitzAlan réfléchit à ce qui se passerait s’il était tué. Il ne s’est enfui que lorsque les portes furent enfoncées, vous savez. Il s’en est fallu d’un poil, mais avec Adeney, ils ont traversé la rivière à la nage et ils se sont échappés ; Dieu merci ! Mais la veille, il s’était organisé pour le cas où il mourrait. Il nous avait confié son trésor, qu’il voulait donner à l’impératrice en cas de malheur. Ce jour-là, on l’a emporté dans mon jardin de Frankwell[5], comme ça on n’aurait pas eu à passer le pont, s’il fallait faire vite. On était convenus d’un signe de reconnaissance. Si des gens venaient avec un objet donné – un simple dessin, une babiole, mais qu’on connaissait, nous – il faudrait leur montrer où était le trésor, leur donner des chevaux et tout ce dont ils auraient besoin pour récupérer le trésor et se sauver nuitamment.

— Ça s’est passé comme ça ? demanda Cadfael.

— Le matin de la prise du château, l’attaque est venue si vite et si fort qu’on est partis trop tard. Ils étaient venus à deux. On leur a dit de passer le pont et d’attendre la nuit. Qu’auraient ils fait en plein jour ?

— Autre chose encore. A quelle heure ces deux hommes sont-ils venus, qu’ont-ils dit, d’où tenaient-ils leurs ordres ? Combien de gens étaient au courant de ce qui se préparait ? Et de la route qu’ils prendraient ? Quand les avez-vous vus vivants pour la dernière fois ?

— Ils se sont présentés juste à l’aube. On entendait le fracas de l’assaut qui commençait. Ils avaient le signe de reconnaissance, un morceau de parchemin avec une tête de saint dessinée à l’encre. Il y avait eu un conseil la nuit précédente et FitzAlan leur avait dit de partir le lendemain, quoi qu’il arrive, qu’il soit vivant ou non, et d’apporter le trésor à l’impératrice ; il lui servirait pour défendre ses droits.

— Donc, tous ceux qui assistaient au conseil savaient que ces deux-là partiraient le lendemain soir, dès qu’il ferait assez noir. Connaissaient-ils aussi leur itinéraire ? Et savaient-ils où était caché le trésor ?

— Non, ils savaient seulement qu’il était à Frankwell. FitzAlan et moi étions les seuls à connaître l’endroit. Il fallait que ces deux écuyers viennent me voir d’abord.

— Donc, quelqu’un qui aurait voulu s’emparer du trésor, même s’il savait quand ils l’emporteraient, ne pouvait le récupérer lui-même. Pas d’autre solution que de tendre une embuscade sur la route. Si tous les proches de FitzAlan savaient qu’on allait l’emporter de Frankwell vers le pays de Galles, ils ne pouvaient pas se tromper de route. Pendant le premier mille au moins, il n’y en a qu’une, à cause des méandres de la rivière.

— Vous pensez que l’un de ceux qui étaient au courant a pensé à s’approprier l’or au prix d’un meurtre ? dit Edric. L’un des hommes de FitzAlan ? Je ne peux pas y croire ! Tous ou la plupart sont restés jusqu’au bout et ils sont morts. Mais deux hommes seuls, à cheval, auraient très bien pu tomber dans une embuscade tendue par des brigands...

— A moins d’un mille des murs de la ville ? N’oubliez pas que l’assassin était assez près du château pour avoir tout le temps et la possibilité d’emporter le corps et de le jeter parmi les autres dans le fossé, bien avant la fin de la nuit. Et qu’il savait que les autres s’y trouveraient. Bon, les messagers sont venus, se sont fait reconnaître, vous ont exposé le plan dressé la veille, advienne que pourra. Mais ce qui est arrivé s’est produit plus vite et plus fort qu’on ne s’y attendait. Ensuite ? Vous les avez accompagnés à Frankwell ?

— En effet. J’y ai un jardin et une grange où ils s’étaient cachés avec leurs chevaux en attendant la nuit. Le trésor se trouvait dans deux paires de sacs de cavalerie – un cheval n’aurait pas pu supporter un tel poids avec son cavalier en plus – dissimulés dans une cavité à l’intérieur d’un puits à sec situé dans ma propriété. Je les ai cachés là-bas et je les ai quittés vers neuf heures du matin.

— A quelle heure comptaient-ils partir ?

— Pas avant qu’il ne fasse nuit noire. Et vous me dites que Faintree a été assassiné peu après leur départ ?

— Sans aucun doute. Si ça s’était passé plus loin, on se serait débarrassé de lui autrement. Le coup a été bien combiné. Mais pas assez. Vous connaissiez bien Faintree, enfin c’est ce qu’a suggéré Godith. Qui était l’autre ? Vous le connaissiez bien aussi ?

— Non ! avoua Edric lentement, pesamment. Il m’a semblé que Nicholas le connaissait assez bien. Ils avaient l’air de s’entendre. Mais Nicholas avait toujours confiance en tout le monde. L’autre, je ne l’avais jamais vu. Lui aussi venait des manoirs du nord de FitzAlan. Il m’a dit s’appeler Torold Blund.

Les jeunes gens lui avaient révélé tout ce qu’ils savaient et lui en avaient laissé entendre plus encore. Le front d’Edric se plissa. Le jeune homme qu’il connaissait et qui avait sa confiance était mort, celui qu’il ne connaissait pas avait disparu avec l’argenterie, l’or et les bijoux de FitzAlan, destinés aux coffres de l’impératrice. De quoi tenter n’importe qui. Le meurtrier en savait bien assez pour rafler tout le butin ; et qui aurait pu être mieux au courant que le second courrier ? Un autre aurait tendu son piège plus loin sur la route. Torold Blund n’avait même pas eu besoin d’attendre. Les deux écuyers avaient passé la journée cachés dans la grange d’Edric. Nicholas ne l’avait peut-être jamais quittée vivant, juché sur un cheval pour le peu de chemin qu’il y avait à parcourir jusqu’aux douves du château ; puis deux chevaux et un seul cavalier avaient pris la route du pays de Galles.

— Il y a eu autre chose ce jour-là, s’écria Pétronille, alors que Cadfael se préparait à partir. Vers deux heures, après que les soldats du roi eurent pris les deux ponts et abaissé le pont-levis, il est venu... Hugh Beringar, celui qui était fiancé à ma petite fille depuis des années ; il paraît qu’il s’inquiétait pour elle et il m’a demandé où il pourrait la trouver. Non mais ! Je vous demande un peu ! Je lui ai dit qu’elle était partie une bonne semaine avant la prise de la ville et qu’on ne savait pas où. Mais qu’on pensait qu’elle était trop loin pour que Étienne s’emparât d’elle. Oh, on a vu tout de suite qu’il était venu avec l’accord de Étienne, sinon il n’aurait pas pu traverser le fleuve aussi vite. Il est d’abord allé au camp du roi avant de se mettre à la recherche de ma Godith, et ce n’est pas l’amour qui l’y poussait. Elle vaut son pesant d’or et ce serait un bon appât pour faire revenir son père et FitzAlan aussi, peut-être. Vous ne le laisserez pas s’approcher d’elle, car il paraît qu’il est à l’abbaye en ce moment.

— Il était ici cet après-midi-là ? insista Cadfael, inquiet. Bon, j’y veillerai, c’est promis. Mais pendant sa visite, vous n’avez pas évoqué la mission de Faintree ? Rien qui pût lui mettre la puce à l’oreille ? Il est aussi intelligent que discret ! Non, excusez-moi. Il est évident que vous n’avez rien dit. Eh bien, merci de votre aide et si je progresse, je vous en informerai.

— Il avait l’air si gentil, ce Torold Blund, soupira Pétronille, toute triste, alors que Cadfael était presque à la porte. A qui se fier ? On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession.

 

— Torold Blund, prononça Godith en détachant chaque syllabe. C’est un nom saxon. Ils sont nombreux dans les manoirs du nord à venir de bonnes familles anciennes. Mais lui, je ne le connais pas. Je ne l’ai peut-être jamais vu. Et Nicholas semblait proche de lui ? Il s’entendait bien avec tout le monde, mais il n’était pas bête ; ils étaient apparemment du même âge, il devait donc le connaître. Et pourtant...

— Eh oui ! dit Cadfael. Et pourtant ! Mon petit, je suis trop fatigué pour réfléchir. Je vais aller à complies et puis, j’irai me coucher, tu devrais en faire autant. Demain...

— Demain, coupa-t-elle, se levant quand il lui posa la main sur l’épaule, nous enterrerons Nicholas. Oui, nous ! C’était un peu mon ami, et je serai là !

— D’accord, mon poussin, dit Cadfael.

Il bâilla et, le bras sur son épaule, il l’emmena célébrer la fin du jour, avec une gratitude mêlée de douleur et d’espoir.